Dossier « Freination de la myopie par lentilles de contact »
Août 2024
Plus qu’un sujet d’actualité, la prévention de la myopie chez l’enfant est devenue aujourd’hui un enjeu de santé publique. Même si elle est moins rapide qu’en Asie, l’augmentation de la proportion de myopes en Europe est désormais un fait bien établi, avec pour conséquence un risque élevé d’augmentation des complications de cette maladie.
Pour en parler, CONTAGUIDE a choisi de donner la parole aux industriels qui fabriquent et commercialisent des lentilles de contact destinées à freiner l’évolution de la myopie. Au-delà des stratégies individuelles de chaque laboratoire, il nous a paru en effet intéressant de créer les conditions d’un échange constructif et riche d’enseignements sur le sujet.
La réunion a eu lieu le 6 mai dernier et a rassemblé, dans l’ordre alphabétique des laboratoires, CooperVision, avec Laure Steve, directrice des relations médicales, et Marc Vincent, responsable du service aux professionnels ; Johnson & Johnson Med Tech, avec Mathilde Beau, directrice générale Europe, et Christophe De Combejean, senior marketing manager ; Menicon, avec Catherine Chahuau-Persyn, directrice des relations médicales, et Michaël Guez, directeur formation ; et Precilens, avec Bruno Privat, CEO. Pour CONTAGUIDE, le débat était coordonné par le Dr Joël Pynson.
CONTAGUIDE : Considérez-vous aujourd’hui que le grand public, les professionnels de santé et les pouvoirs publics sont bien informés sur le sujet de la prévention de la myopie chez l’enfant ?
Christophe De Combejean : Pas suffisamment. Une récente étude IPSOS[1] a montré que 51% de la population française ne sait pas ce qu’est la myopie et 34% des myopes n’en donnent pas une définition satisfaisante. Les complications potentielles de la myopie sont aussi méconnues.
Michaël Guez : Le ministère a demandé un rapport sur l’utilisation des écrans chez l’enfant, et la problématique de la myopie en est un sous-chapitre. Mais on peut remarquer que depuis deux ans un dossier de remboursement de verres de lunettes pour la prévention de la myopie est en attente.
Bruno Privat : Nous suivons ça de très près, car la lentille DRL de Precilens a un avis favorable de la Haute Autorité de Santé (HAS) et nous sommes en négociation financière pour obtenir l’inscription finale sur la LPPR (liste des produits et prestations de santé remboursables par l’Assurance Maladie). Pour ce qui est de la HAS, elle est convaincue. La procédure est longue. La première étape c’est la CNEDIMS (commission nationale d’évaluation des dispositifs médicaux) qui donne un avis sur le service médical rendu. Puis il y a le CEPS (comité économique des produits de santé) qui est le cordon de la bourse. Notre dossier a été déposé en 2022 et nous sommes en cours de finalisation du process. Il faut noter ici que la lentille DRL a comme indication, reconnue par la HAS, la « freination de la myopie ». Il faut être vigilant avec le mot « traitement » car il n’y a pas aujourd’hui de traitement curatif de la myopie.
Mathilde Beau : Le « traitement » c’est souvent l’attente des patients. Il y a un flou, une méconnaissance aujourd’hui de la part des patients et des parents qui s’attendent par exemple à un traitement dont on pourrait se passer au bout d’un an. En tant qu’industriel, c’est aussi à nous d’aligner les messages et d’éduquer sur l’importance de la prévention et du parcours de soin.
Christophe De Combejean : De plus, certains professionnels ne sont pas convaincus de la nécessité de la prévention et pensent que nous arrivons avec des promesses un peu trop « marketing ».
CONTAGUIDE : Y a-t-il suffisamment d’adaptateurs en France pour la freination de la myopie par lentilles de contact ?
Michaël Guez : Probablement pas. Mais les choses bougent, en particulier dans les cabinets qui s’organisent en travail aidé.
Christophe De Combejean : L’idéal c’est l’existence d’un parcours de soin où l’ensemble de l’équipe est impliqué, formé, et communique sur le sujet.
Michaël Guez : Il y a encore cette image que cela prend trop de temps et qu’il est nécessaire d’être en travail aidé pour faire de la freination de la myopie.
Christophe De Combejean : Un autre frein est le fait que cela engage à pratiquer, au moins partiellement, une activité de pédiatrie impliquant la prise en charge et le suivi des enfants.
Laure Steve : D’une part, il n’y a plus assez de médecins contactologues en France pour couvrir toutes les régions. D’autre part si plus d’un médecin contactologue sur 2 déclare prescrire des lentilles de freination en 2023[2], 45% des médecins interrogés n’en prescrivent toujours pas. Ils ne sont pas convaincus, ou estiment qu’ils ne disposent pas d’assez de recul pour les proposer. Nous devons encore convaincre les professionnels et cela passe par des études robustes, menées sur du long terme, des interventions de sociétés savantes et de la formation.
CONTAGUIDE : Qui forme les « aidants » à la freination de la myopie ?
Laure Steve : Essentiellement les laboratoires. Il y a aussi les formations organisées sur les congrès. Les enfants qui débutent une myopie, vers 8 ans environ, sont vus par des ophtalmo-pédiatres qui pratiquent peu la contactologie. Les autres ophtalmologistes voient plutôt les enfants à l’adolescence, soit probablement trop tard.
Mathilde Beau : Je vois comme une opportunité les impressionnants progrès technologiques et les avancées de la recherche de ces dernières années. Il y a un enjeu de santé publique et c’est notre rôle à tous de participer à l’effort d’information. Par exemple, les ophtalmologistes qui ne voient pas d’enfants voient les parents et peuvent donc les informer des différentes options… Mais cela prendra du temps.
Laure Steve : Je vois encore un décalage entre les sociétés savantes et la pratique quotidienne. Le sujet a été parfaitement pris en compte par la SFOALC et la SFO qui ont publié par exemple la fiche informative n°67 sur la myopie évolutive[3]. La France a été le premier pays à le faire. Mais il y a un problème de prise en charge : parents et enfants ne savent pas où aller. Le parcours patient n’est pas assez clair.
Christophe De Combejean : On en revient au parcours de soin. À part quelques cabinets, il manque le plus souvent un protocole qui organise la gestion de l’enfant myope au sein du cabinet entre les différents acteurs, secrétaires, orthoptistes, ophtalmologistes. Il faut également accompagner les opticiens qui s’engagent sur ce sujet car ils ont un rôle fondamental dans le suivi des patients à leur sortie du cabinet.
En tout cas l’intérêt est bien là : on a été impressionné cette année par le nombre de personnes qui ont participé aux différents symposiums organisés sur la prévention de la myopie.
Bruno Privat : La contactologie c’est une niche dans l’activité de l’ophtalmologiste. De plus le patient a naturellement des réticences : se mettre quelque chose sur l’œil, l’hygiène nécessaire, etc. Il faut donc informer, d’autant que les risques en ortho-K sont insignifiants. Ce qui facilite les choses c’est le travail aidé, et pourquoi pas avec des optométristes bien formés sur le sujet. C’est le travail en commun des 4 « O », ophtalmologistes, opticiens, orthoptiste, optométristes, qui peut bénéficier in fine au porteur.
CONTAGUIDE : Avez-vous l’expérience d’autres pays où la freination de la myopie par lentilles de contact est une pratique courante ?
Laure Steve : C’est déjà un standard de soin dans beaucoup de pays, Canada, pays nordiques, Espagne…
Mathilde Beau : Même dans les pays à forte prévalence comme Singapour, il y a quand même un problème de suivi du traitement dans le temps, et il y a là un travail à faire auprès des professionnels de santé et des parents.
CONTAGUIDE : L’Espagne est un bon exemple, car la prévention de la myopie fait partie du cursus de formation. Qu’en est-il en France ?
Bruno Privat : La SFOALC est sensibilisée sur le sujet et travaille sur le principe d’une formation commune.
Laure Steve : On attend les décrets sur la primo-prescription des lentilles par les orthoptistes, et les contre-indications. Il y aura alors une formation qui sera mise en place.
CONTAGUIDE : En tant que laboratoire, vous organisez vous-mêmes des formations sur ce type de lentilles. Comment ça se passe ?
Michaël Guez : Nous organisons des cycles de formation tous sujets, et il y a bien sûr l’ortho-K et le contrôle de la myopie, en lentilles rigides et souples. Pour la prévention de la myopie, ces formations s’adressent uniquement aux ophtalmologistes et à leurs assistants. Les internes sont également bienvenus.
Marc Vincent : Il y a 4 ans la partie myopie représentait 10% de nos formations, aujourd’hui c’est plutôt un tiers. On vise les 3 « O », ophtalmologistes, opticiens, orthoptistes. On observe qu’il y a davantage d’auxiliaires médicaux qui s’inscrivent. Pour les opticiens il y a deux ou trois enseignes qui ressortent parmi les inscrits, et qui communiquent plus sur le sujet.
Bruno Privat : On fait de moins en moins de formations sur notre site, et de plus en plus chez les professionnels eux-mêmes. C’est plus complexe pour nous, mais c’est une demande de plus en plus fréquente.
CONTAGUIDE : Est-ce que l’absence de remboursement a un impact sur la prescription de ces lentilles ?
Laure Steve : En France on est très attaché au remboursement. Pour les lunettes on a le meilleur taux de remboursement d’Europe. De fait, 97% des amétropes portent des lunettes. Les lentilles de contact ne le sont pas et c’est un obstacle majeur.
Catherine Chahuau-Persyn : Dans certains pays comme l’Autriche le montant de remboursement est d’environ 700 euros quel que soit l’option choisie pour freiner la myopie chez les jeunes.
Christophe De Combejean : On est dans un pays où culturellement le soin est associé à un remboursement. Le prescripteur se retrouve donc dans une situation où il va devoir expliquer au patient que ce traitement a un coût. Le remboursement permettrait sans doute d’augmenter l’accès aux lentilles de contact.
Mathilde Beau : En Europe, on a un taux de pénétration de l’ordre de 11-15% et de 8% en France. Mais ce qui fait la différence, ce n’est pas uniquement le remboursement, c’est aussi la formation, la confiance des professionnels et l’éducation des patients et des parents dans le cas de la myopie.
CONTAGUIDE : Quel est l’impact des campagnes de promotion des verres de lunettes freinateurs de la myopie sur votre activité ?
Catherine Chahuau-Persyn : Leurs moyens sont très importants, ils peuvent donc communiquer auprès du grand public. Pour les professionnels, cela augmente les choix possibles en fonction des patients. Pour les patients, les lentilles de contact sont plutôt rattachées à l’esthétique et il y a un travail d’explication plus important.
Laure Steve : L’effet est très positif, car c’est la mise en lumière de la myopie et des possibilités de freination. Même les leaders d’opinion attendaient cette augmentation de l’offre.
Mathilde Beau : Si on met le patient au centre, il n’y a pas de solution unique qui fonctionne. Les lunettes peuvent très bien marcher avec un enfant, et pas avec un autre. L’important c’est d’avoir plusieurs options.
Christophe De Combejean : La puissance de communication de ces campagnes ne sera que positive pour le marché de la Myopie. En améliorant le niveau de connaissance des parents et des patients on peut espérer qu’ils puissent être équipés avec la solution qui leur convient le mieux. En effet comme cela a été martelé lors de la SFO par l’industrie des verres et des lentilles de freination : la meilleure solution est la solution qui est portée.
CONTAGUIDE : Si une équipe souhaitait s’organiser pour faire de la freination de la myopie chez l’enfant, quelles seraient vos recommandations ?
Christophe De Combejean : La première étape c’est la formation des personnes qui vont prendre en charge les patients, pour s’assurer du rôle de chacun dans l’équipe. L’objectif c’est d’avoir un parcours patient fluide.
Laure Steve : En ce qui concerne le matériel, les cabinets sont déjà équipés de topographes. Le biomètre est un plus pour suivre l’évolution.
Michaël Guez : Quelques topographes ont aujourd‘hui une fonction biométrie intégrée.
Catherine Chahuau-Persyn : Dans certains cabinets c’est dès le secrétariat que les patients sont informés de la prise en charge de la myopie.
Laure Steve : Et certains considèrent même que c’est une perte de chance pour l’enfant que de ne pas le proposer.
Christophe De Combejean : L’information donnée aux patients est également très importante et les équipes devront être formées dans ce sens.
CONTAGUIDE : Avec les lentilles d’ortho-K les laboratoires proposent souvent des logiciels pour faciliter l’adaptation. Sont-ils nécessaires ?
Bruno Privat : Si le praticien veut gagner du temps, oui. Les adaptateurs très expérimentés n’en ont pas toujours besoin, mais pour les autres le logiciel facilite grandement la prescription.
Michaël Guez : Chez nous le calcul de la lentille d’ortho-K ne peut se faire qu’avec l’aide du logiciel. Cela évite un certain nombre d’erreurs.
CONTAGUIDE : Merci à tous pour votre temps et merci pour ces échanges riches d’enseignement.
[2] Enquête Galileo, 2023