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La fabuleuse histoire de la première lentille souple commercialisée aux Etats-Unis !
Dr Joël Pynson, en collaboration avec le laboratoire Bausch+Lomb
La légende de la première lentille souple vendue aux USA, et toujours commercialisée 50 ans plus tard, est à première vue assez simple : dans les années 1960, un savant tchécoslovaque du nom de Wichterlé invente un nouveau matériau, fait ses premières lentilles dans sa cuisine, puis vend ses brevets à Bausch & Lomb qui fabrique une lentille appelée Soflens lancée avec succès en 1971.
La véritable histoire est en fait assez différente. Les acteurs de l’aventure ont été très nombreux et les difficultés à surmonter colossales. Organisations d’État, inventeurs de génie, avocats, sportifs célèbres, opticiens, ingénieurs, ophtalmologistes, journalistes, et même le Sénat américain, ont ensemble participé à l’écriture de cette fabuleuse histoire…
1. Le génie tchécoslovaque
Otto Wichterlé
Mais commençons par le commencement. Dans les années 1960 les lentilles de contact rigides faites en matière plastique étaient bien connues. Le PMMA (Plexiglas) avait déjà prouvé sa biocompatibilité et il était utilisé dans de nombreux pays. Le PMMA fut le premier représentant de la grande famille des acrylates, matières plastiques aux propriétés très différentes les unes des autres, dont la chimie n’est pas très complexe : à partir des monomères la polymérisation peut se faire très facilement en les chauffant ou en les exposant à la lumière. Or à Prague, le Pr Otto Wichterlé connaissait bien ces matières plastiques qu’il expérimentait depuis plusieurs années avec son collègue Drahoslav Lim à l’Institut de Chimie Macromoléculaire. L’une de leurs découvertes, l’HEMA (hydroxyethylméthacrylate, ou polymacon) pouvait être polymérisé dans l’eau : on obtenait un gel parfaitement transparent qui pouvait servir de membrane de filtration ou… de lentille de contact ! Le brevet pour le matériau fut déposé en 1956 et une méthode de fabrication en 1957.
Les premières lentilles sont fabriquées par moulage. La partie optique s’avère correcte mais le problème c’est les bords de la lentille : ils sont très imparfaits. Wichterlé a alors l’idée d’utiliser un moule rotatif : par la force centrifuge le polymère épouse la forme du moule dont on peut faire varier les courbures et obtenir ainsi différentes formes de lentilles. C’est le spin-casting ou polymérisation rotative, qui a l’avantage de donner des bords beaucoup plus réguliers. La légende veut que Wichterlé en ait eu l’idée en tournant une petite cuillère dans sa tasse de café. En fait, dès 1945 il avait breveté un système très proche pour modifier les courbures de tubes en verre…
Wichterlé demande des fonds pour continuer ses recherches : sa demande est rejetée. Qu’à cela ne tienne, il continuera ses essais chez lui !
Premiers moules rotatifs utilisés par Otto Wichterlé
Et de fait, en décembre 1961, grâce à des pièces du Meccano et de la bicyclette de son fils, Wichterlé fabrique chez lui un système de cinq moules rotatifs pour produire ses premières lentilles. Après mélange des monomères, la polymérisation se fait à température ambiante et le procédé est rapide : moins de 15 minutes suffisent pour produire une série de lentilles. Il teste plusieurs variantes du matériau et, les résultats étant prometteurs, il construit un système à 8 puis à 15 moules. Avec sa femme, il réussit ainsi à produire 5000 lentilles sur les 4 premiers mois de 1962 !
Les lentilles sont testées à la Clinique Ophtalmologique de Prague par le Dr Max Dreifus, et progressivement améliorées. Le nombre de porteurs augmente rapidement : près de 3000 entre 1962 et 1965. Et pour cause : il fallait attendre de longues semaines à cette époque en Tchécoslovaquie pour avoir une paire de lunettes, alors que les lentilles étaient fournies gratuitement après les essais !
Lentilles de contact « Geltalkt »
Wichterlé est un vrai scientifique et n’hésite pas à partager son savoir avec ses collègues. Ainsi des lentilles en HEMA, baptisées Geltalkt et Spofa, seront envoyées à des optométristes et à des ophtalmologistes de différents pays, par exemple Pierre Rocher en France en 1963, Harry Green à Londres en 1964, et un certain Robert Morrison, optométriste américain, qui va se lier d’amitié avec Wichterlé, de telle sorte qu’il va être associé à l’acquisition des droits pour les différents brevets et leur diffusion en Occident. Notons que la Tchécoslovaquie était alors sous régime communiste et que les droits des brevets n’appartenaient pas à Wichterlé mais à l’Académie des Sciences Tchèque.
2. Les débuts aux USA
Mais une société américaine a également flairé l’importance de ces brevets : la National Patent Development Corporation (NPDC). Cette société, créée en 1959 par trois juristes new-yorkais, avait misé sur les brevets du bloc communiste pour lancer de nouveaux produits aux États-Unis et dans le monde. C’est ainsi que NPDC va s’intéresser aux brevets de Wichterlé et va en acquérir les droits, en association avec Robert Morrison, en mars 1965. Morrison négociera sa sortie dès l’année suivante. NPDS va tenter de fabriquer des lentilles de contact, avec l’aide d’un certain Alan Isen, mais se rend vite compte de la difficulté de la tâche. C’est alors qu’intervient la société Bausch & Lomb.
Publicité pour les Ray-Ban de Bausch & Lomb, 1949
Dans les années 1960, Bausch & Lomb était une major de l’optique aux États-Unis. Ses produits étaient universellement reconnus, en particulier ses jumelles, ses projecteurs de diapositive, et ses fameuses lunettes de soleil Ray-Ban. En 1965, un des vendeurs de Bausch & Lomb, Ernie Swart, informe ses managers qu’une nouvelle lentille de contact a été inventée en Tchécoslovaquie. L’entreprise prend contact avec NPDC, et le 6 octobre 1966 signe un accord de licence portant sur le matériau et la technologie spin-cast.
Le projet de fabrication des lentilles de contact, baptisé Soflens Project, est confié à William Coombs, jeune ingénieur de talent qui dès avril 1967 se rend à Prague, accompagné d’Henry Knoll, Senior Scientist, pour y rencontrer Wichterlé et Dreifus. Convaincu par la technologie, Coombs se met au travail à Rochester, siège historique de la société dans l’état de New York, avec Dominic Ruscio, chimiste, et Wayne Manning, ingénieur. Deux machines conçues par Wichterlé sont importées de Prague et installées à Rochester. Les premiers résultats sont très mauvais. Le rendement est très faible, inférieur à 20%. Les lentilles sont obtenues par polymérisation dans des moules en acier. La maîtrise de la température est difficile, la rotation des moules nécessite de nombreux ajustements, les résultats toujours inconsistants. Les quelques lentilles de bonne qualité sont toutefois confiées à des spécialistes, dont les Drs Donald Zehl et Perry Rosenthal. C’est la douche froide. Les lentilles ne sont pas stables, l’acuité visuelle médiocre. Mais l’équipe ne se décourage pas. Progressivement le process est amélioré, en particulier la pureté des monomères qui s’avère être un élément important. Les résultats cliniques deviennent encourageants. Bausch & Lomb contacte alors la FDA pour préparer la commercialisation de ses lentilles. La réponse de la FDA est claire : comme les lentilles rigides, les lentilles de contact souples sont des dispositifs médicaux ne nécessitant pas l’approbation de la FDA. Le lancement sur le marché US est donc envisageable dès 1969. Mais coup de théâtre en décembre 1968 : la FDA change d’avis et considère désormais que les lentilles de contact souples doivent être traitées comme des médicaments et donc obtenir une approbation préalable à toute commercialisation…
Avec le recul on peut considérer que cette volte-face de la FDA fut une chance pour Bausch & Lomb. D’une part le process de fabrication était encore imparfait ; il y avait donc un risque que les lentilles soient mal tolérées, ce qui aurait pu compromettre le lancement. Le délai pour apporter les preuves cliniques que demandaient la FDA a donc été mis à profit pour améliorer la fabrication, avec un changement fondamental : l’utilisation des ultra-violets en lieu et place de la chaleur pour la polymérisation. Grâce à une subtile modification de la formule, le monomère de base est devenu polymérisable grâce à la lumière, dont le contrôle peut être beaucoup plus précis que celui de la température. Il fallut donc changer les moules en acier par du verre puis par une matière plastique transparente, le PVC, qui laissait passer la lumière. Le résultat fut plus que probant : le rendement augmenta très vite de même que la qualité et la régularité des lentilles. Bausch & Lomb développa alors une ligne de production de 8 lentilles par cycle avec un rendement qui atteignait 80% au moment du lancement.
D’autre part, ce que la FDA venait d’imposer à Bausch & Lomb valait pour tous les autres. Or il se murmurait que plusieurs autres laboratoires américains tentaient aussi de produire des lentilles souples[1]. Ils allaient devoir eux aussi apporter les preuves de l’innocuité et des performances de leurs produits, et donc retarder leur lancement. Certains de ces laboratoires trouveront toutefois une parade, nous y reviendrons.
La facture commençait à grimper. Entre 1966 et 1970, Bausch & Lomb a dépensé près de 4 millions de $ de l’époque (31 millions de $ de 2024 !) pour le développement de ses lentilles souples, et 24 personnes travaillaient désormais sur le projet. Rappelons qu’aucun produit de ce type n’existait dans la société et que de gros doutes subsistaient quant à l’avenir commercial : est-ce que les lentilles souples allaient vraiment connaître le succès ? Est-ce que les prescripteurs de lentilles rigides seraient convaincus ? En 1970 un dossier très complet est fourni à la FDA : tests de toxicité sur animaux, étude préliminaire sur un petit nombre de patients pendant 3 mois, et enfin une étude clinique multicentriques portant sur plus de 1000 patients. Après analyse du dossier, le 18 mars 1971, la FDA autorise la commercialisation de la lentille Soflens.
À la fin de la même année, la lentille fut lancée sur le marché américain. Mais rien n’allait se passer comme prévu…
À suivre…
[1] Par exemple la société Mueller Welt Contact Lenses à Chicago testait une lentille souple en silicone, et Alcon au Texas travaillait sur une lentille souple hydrophile