Résumé de la première partie…

Bausch & Lomb a réussi à industrialiser la lentille souple développée en Tchécoslovaquie par Wichterlé, après avoir obtenu une licence de la société new-yorkaise NPDC. Cela ne s’est pas fait sans mal. Le principe de fabrication proposé par Wichterlé, moules en rotation et polymérisation thermique, s’est révélé insuffisant lorsqu’il s’est agi de produire des milliers de lentilles. Grâce à un changement de matériau des moules et la mise au point de la polymérisation aux UV, la lentille Soflens a pu être fabriquée avec un excellent rendement. Les études cliniques exigées par la FDA ont été réalisées avec succès, et le 18 mars 1971 la FDA a donné son feu vert !

3. Création de la Soflens Division

C’est à ce moment que Bausch & Lomb prit une décision radicale, poussée par John Williams, responsable marketing de la Soflens : le modèle économique des lentilles de contact souples était si différent de celui des autres produits de la société qu’il fallait totalement séparer cette activité des autres. C’est ainsi que fut créé la Soflens Division, totalement indépendante au sein de Bausch & Lomb, avec ses propres équipes de recherche, d’engineering, de production, de marketing et de vente. Changement radical mais formidable opportunité pour mettre en place une commercialisation particulièrement innovante…

Projecteur avec son film dans une cassette – Crédit Museum of Health Care

La lentille Soflens était en effet un nouveau produit inconnu aussi bien du public que des professionnels. Bausch & Lomb décida alors de recruter une force de vente spécifique, entièrement dédiée au lancement de la Soflens et spécialement formée : anatomie, physiologie, optique, microbiologie, réfraction et techniques d’adaptation. Bausch & Lomb organisa ensuite un nombre impressionnant de réunions de formations pour les futurs adaptateurs, optométristes et ophtalmologistes, à travers les Etats-Unis : sur les 10 premiers mois du lancement, plus de 220 dans 33 villes, soit pratiquement une réunion par jour ! Ces réunions étaient d’un genre tout à fait nouveau pour un dispositif médical : il ne s’agissait pas uniquement en effet de présenter la lentille, son matériau, ses caractéristiques et ses recommandations d’utilisation. Il s’agissait de proposer aux professionnels adaptateurs de lentilles d’acheter un kit de prescription comportant 72 lentilles de différentes puissances, des stérilisateurs pour lentille dont un stérilisateur professionnel, et un projecteur de film pour pouvoir présenter aux futurs porteurs un film[1] didactique sur le mode d’emploi des lentilles souples. Le prix du kit était de… 3000 $ ! (environ 23 000 € de 2024). Un investissement à risque certes, mais le retour sur investissement était rapide : les lentilles étaient vendues 300 $ la paire (2300 € d’aujourd’hui !) par les professionnels (qui aux Etats-Unis peuvent vendre les lentilles) et le réassortiment facturé 65$. À partir de la 13eme paire vendue le professionnel gagnait de l’argent. On estime que deux ans après le lancement, près de 4000 prescripteurs s’étaient lancés dans l’aventure Soflens aux Etats-Unis (sur un total de 18 000 professionnels), ce qui avait rapporté près de 12 M$ à Bausch & Lomb (92 M€ de 2024).

Mais au fait, à quoi ressemblait la lentille Soflens ? Elle était composée d’HEMA avec une teneur en eau de 38%. La toute première version, baptisée Soflens C, avait un diamètre de 13,00 mm, une épaisseur d’environ 0,50 mm et un rayon de courbure asphérique qui s’avéra plutôt serré. Au moment du lancement c’était la seule version disponible et les résultats des adaptations furent moyens : seuls 25% des patients pouvaient être équipés. Bausch & Lomb développa alors deux autres rayons de courbure, le F (pour Flat, plat) et le N (pour Normal). Le taux de succès grimpa à 50%. Progressivement de nouveaux modèles apparurent : des versions en 12,30 mm et plusieurs rayons : B, J, C, F et N, ce qui permit de dépasser les 75% de succès. L’aseptisation de la lentille se faisait grâce à un petit stérilisateur électrique qui permettait de chauffer les flacons en verre contenant les lentilles, à une température proche de l’ébullition. Il était recommandé de nettoyer les lentilles après utilisation et de les aseptiser toutes les nuits.

Système de stérilisation

La courbe d’apprentissage fut semée d’embûches. Les discussions entre experts étaient pour le moins animées : quel rayon de courbure choisir, quel diamètre par rapport à la cornée, quel entretien conseiller, combien d’heures pouvait durer le port, combien d’années pouvait durer les lentilles, pouvait-on faire du sport avec ses lentilles, etc. Les adaptateurs habitués aux lentilles rigides, par exemple, apprirent vite à leurs dépens que fluorescéine et lentille hydrophile ne font pas bon ménage ! Mais la demande ne faiblissait pas. 

4. Les ennuis commencent

C’est alors qu’un coup de tonnerre arriva de Wall Street. Le 1er octobre 1971, alors que le lancement de la Soflens venait juste de commencer, le Wall Street Journal publia un premier article mettant en doute l’innocuité et la stérilité des lentilles souples.

Puis, le 14 janvier 1972 parut un deuxième article qui fit sensation et dont le titre disait en substance : « Les lentilles de contact souples ont de sérieux problèmes » ! Donnant le compte-rendu d’une conférence de l’American Optometric Association qui venait d’avoir lieu à La Nouvelle-Orléans, l’auteur énumérait les problèmes rencontrés avec les lentilles souples : lentilles déchirées, contamination bactérienne, dépôts blanchâtres ou rougeâtres indélébiles et même des craquelures apparaissant à la surface de la lentille, favorisant dépôts et pullulation bactérienne ! Le plus virulent était Alpha Charles, microbiologiste de l’Université de Waterloo au Canada, qui avait montré des images en microscopie électronique de bactéries à la surface des lentilles et qui était très critique vis-à-vis du système de stérilisation proposé par Bausch & Lomb. Ses observations portaient sur la lentille Soflens mais aussi sur une autre lentille souple disponible au Canada : la Bionite du laboratoire Griffin. Un mois plus tard, nouvel article du Wall Street Journal qui évoque cette fois l’activité intense de la FDA face au risque de contamination bactérienne des lentilles de contact, avec inspections d’usines et panels de spécialistes pour imposer de resserrer les contrôles qualités en cours de fabrication. Le Dr Perry Rosenthal de Boston n’est pas tendre avec la Soflens et parle de problème de contrôle qualité et de lentilles imparfaites avec des problèmes de confort et de vision ! L’article parle aussi des lentilles du laboratoire Griffin, car il s’avère…qu’elles sont aussi disponibles aux Etats-Unis ! Comment cela était-il possible puisque seule la société Bausch & Lomb avait l’agrément de la FDA ?

Il nous faut ici donner quelques explications au sujet de ce fameux laboratoire Griffin.

Allan Isen est un optométriste qui avait sa propre société de fabrication de lentilles rigides, Frontier Contact Lenses à Buffalo, dans l’état de New York. Il s’est intéressé aux lentilles souples dès 1964, essayant d’en produire lui-même à partir de palets d’HEMA non hydraté, autre invention de Wichterlé baptisée Xerogel. Avec un palet de matériau sec on peut utiliser les techniques classiques d’usinage et polissage bien connues pour les lentilles rigides. Les résultats obtenus par Isen ne furent pas satisfaisants, en particulier du fait des modifications de géométrie de la lentille lors de l’hydratation. En 1966 il devient responsable de la division lentille souple de NPDC, mais dans le même temps décide de développer son propre matériau. Pour cela il crée le Griffin Laboratories à Toronto au Canada. Il s’associe avec Ken O’Driscoll, un chimiste de l’Ontario et ils vont développer un matériau souple remarquable à base d’Hema et de polyvinyl pyrrolidone (PVP), qu’ils vont appeler Bionite, et la lentille Naturalens. Le matériau est breveté fin 1969. C’est un hydrogel avec un taux d’hydratation d’environ 55%. La technique de fabrication de la lentille est la même que pour le Xerogel : tournage et polissage. Grâce à cette technique il est très facile de modifier les rayons de courbure et de fabriquer toutes sortes de puissances. Du coup la lentille est d’emblée proposée avec des rayons de courbure allant de 7,20 à 8,70 mm par pas de 0,30, et des diamètres de 13,00 à 15,00 mm. Par contre les lentilles coûtent plus cher à produire qu’avec le spin-casting. Autre différence, les premières Naturalens étaient aseptisées au peroxyde d’hydrogène, (H2O2 à 3%), car il y avait des doutes sur leur résistance à la chaleur.

Comme la FDA avait déjà décidé que les lentilles souples devaient être traitées comme des médicaments, c’est au Canada que le laboratoire Griffin va commercialiser sa lentille Naturalens en 1969, soit avant la Soflens de Bausch & Lomb mais sans l’agrément de la FDA. Pour introduire ses lentilles aux USA, Isen va les présenter comme des lentilles pansements, sans visée réfractive. Il s’avère en effet que les lentilles de contact hydrophiles sont particulièrement efficaces sur certaines pathologies cornéennes, en cas d’œdèmes de cornée, telles que les kératopathies bulleuses. Rare aujourd’hui, cette affection était plus fréquente à l’époque car c’était une complication classique de la chirurgie de la cataracte avant l’invention des produits viscoélastiques. Il y avait donc bien des lentilles du Griffin Lab. utilisées dans certains centres aux Etats-Unis[2].

Mais revenons à nos deux articles du Wall Street Journal. Ils eurent un effet immédiat auprès des patients, auprès des professionnels, auprès de la FDA et auprès des politiques ! À tel point que les 6 et 7 juillet 1972, le Sénat américain convoqua tous les acteurs impliqués à venir s’expliquer à Washington…

À suivre….


[1] Rappelons que Bauch & Lomb connaissait bien le cinéma puisque ses objectifs équipaient les caméras Cinemascope depuis les années 1950 !

[2] Il y avait en fait d’autres lentilles souples sur le marché américain, en particulier en Californie, sans l’agrément de la FDA. À la suite de cas de contamination bactérienne, la FDA avait imposé un rappel de ces lentilles et l’arrêt de la commercialisation.

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